"IA, Climat & Souveraineté : L'Europe peut-elle rivaliser avec les géants tout en restant exemplaire ?"
On n'a jamais autant parlé d'IA et de souveraineté ces derniers mois, et ce en plein "backlash écologique". Chez Inuk, ça résonne beaucoup ! On a eu envie de se réunir pour mieux comprendre ce qui se joue, interroger le rôle de l'Europe, et au passage remettre au centre la réflexion écologique (on ne se refait pas). Cela a pris la forme d'une discussion ouverte à tous le 3 avril dernier, dans les locaux du fonds à Impact Raise.
Anthony Monthe de Cloud Mercato nous a livré son analyse de la performance des acteurs cloud avec une indépendance rare, en challengeant ce que “souveraineté européenne” veut vraiment dire.
Blandine EGGRICKX, Responsable des Affaires Publiques d'OVHcloud nous a partagé ce que signifie concrètement être un acteur européen souverain, en maîtrisant sa chaîne de valeur (et au passage, sa facture écologique)
Mathis Federico de H Company nous a livré son analyse sur les possibilités d'avoir une IA open source, sobre et souveraine
Et enfin Aurélien Pigot CTO d'Inuk, qui nous a parlé des leviers techniques déjà en action : récupération de chaleur, tokenisation carbone, infrastructures net zéro (oui, ça existe).
Thaïs Drozdowski, notre CEO, résume en quelques lignes les principaux points de cette discussion passionnante
Inuk est une entreprise française, spécialiste de la contribution carbone. Inuk a développé en 2018 la première technologie de traçabilité appliquée au crédits carbone. Nous proposons aux entreprises des crédits carbone made in Europe parmi les plus fiables du marché. Nos équipes accompagnent aussi au quotidien des entreprises de toute taille dans leur transition bas-carbone.
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by Thais Drozdowski

Quand j'ai commencé à réfléchir au projet Inuk, il y a maintenant quelques années, j'habitais à Singapour. Mon job consistait à rencontrer des acteurs publics et des gouvernements partout en Asie du Sud-Est, pour les convaincre de mettre en place des politiques publiques permettant de réduire les émissions de Gaz à Effet de Serre (GES). Dépendant du pays, de la géographie, des enjeux locaux, les solutions à regarder étaient très différentes : on parlait carbon pricing à Singapour, traffic regulations systems à Semarang (en gros, des feux rouges pour réduire les embouteillages), et construction de digues aux Philippines (oui, on était déjà dans l'adaptation dans certaines régions du monde en 2017).
Ce qui m'avait marqué à l'époque, c'est que les "géants" comme on dit, comme la Banque Mondiale, les grands acteurs internationaux, se heurtaient assez rapidement aux ajustements et aspérités du local. Et donc, étaient terriblement inefficaces. C'est avec cette idée en tête, et je dois dire, au cœur, que nous avons construit Inuk avec Aurélien Pigot. Notre idée était claire, et n'a pas beaucoup déviée aujourd'hui : faire l'inverse du "go big or go home", c'est à dire faire local, faire frugal, faire efficace. Assez rapidement, on s'est rendus compte que ça pouvait également vouloir dire "faire européen".

La hype complètement surréaliste sur l'IA de cette dernière année, couplée à l'actualité tout aussi déroutante, nous ont donné envie de réfléchir aux sujets de technologie, climat et souveraineté de manière plus précise. Pourquoi sommes-nous à ce point obsédés parce qu'il se passe de l'autre côté de l'Atlantique ?
Nous avons réuni la semaine dernière différents experts du sujet, et voici les principaux enjeux qui en sont ressortis (ou, tout du moins, ce que j'en ai retenu 😉
Commençons par le commencement, nous avons d'abord évoqué le sujet du cloud (avec Anthony Monte, grand expert du sujet), et plus généralement de l'illusion de la dématérialisation porté par la technologie. Nous avons progressivement évolué avec l'idée erronée que la technologie est virtuelle, dématérialisée, un "nuage" donc qui n'aurait pas de réalité physique. Or, la réalité ne pourrait pas être plus éloignée. Rien qu'en France, on parle d'à peu près de 250 sites pour les datacenters (source EY Baromètre de la filière des Datacenters, 2022), de miliers de kilomètres de cables, d'antennes-relais, de points d'inter-connexion, d'environ 85 millions de terminaux (smartphones, tablettes, ordinateurs). La consommation électrique du secteur est estimée à environ 15% la consommation nationale.
Donc déjà, on retient que cloud = nuage = c'est dans le ciel et ça n'a pas d'impact = cela ne pourrait pas être plus faux.
On peut donc rentrer dans le vif du sujet : la fameuse IA
Le premier sujet, c'est l'intelligence (et ce que l'on en fait)
Mathis l'a parfaitement résumé : "l'intelligence humaine est beaucoup plus efficace énergétiquement que l'intelligence artificielle pour tout un tas d'actions". En effet, notre cerveau consomme environ 20 watts de puissance, soit l'équivalent d'une ampoule LED, pour réaliser des tâches complexes qu'un modèle d'IA nécessiterait des centaines, voire des milliers de fois plus d'énergie pour accomplir.
L'entraînement d'un grand modèle de langage comme GPT-4 ou Claude peut consommer autant d'électricité qu'une petite ville pendant plusieurs jours. Et ce n'est que la phase d'entraînement ! Ensuite vient l'inférence, c'est-à-dire l'utilisation quotidienne de ces modèles, qui représente une consommation énergétique continue et croissante.
La question fondamentale qui a émergé lors de notre débat était : pour quelles tâches l'IA apporte-t-elle réellement une valeur ajoutée qui justifie son coût environnemental ? Est-il raisonnable d'utiliser un modèle d'IA gourmand en ressources pour des tâches simples qu'un humain pourrait réaliser efficacement ? Ou devrions-nous réserver ces technologies pour des usages à fort impact positif, comme la recherche médicale ou l'optimisation des systèmes énergétiques ?
L'Europe a ici une carte à jouer : celle de la sobriété intelligente. Plutôt que de se lancer dans une course effrénée à la puissance brute, nous pourrions développer des modèles spécialisés, plus frugaux et adaptés à des usages précis. Plusieurs startups européennes travaillent déjà sur des modèles d'IA spécifiques qui consomment significativement moins de ressources, tout en délivrant d'excellents résultats dans leur domaine de spécialisation.
Le second sujet, c'est l'absence de marché européen
Anthony a soulevé un point crucial concernant les fonds d'investissement qui donnent systématiquement la priorité aux acteurs américains. Conséquence : on pousse nos entrepreneurs les plus ambitieux à traverser l'Atlantique pour se développer. Le paradoxe est frappant : nous avons un marché unique sur le papier, mais pas de véritable culture commune du numérique européen.
Les chiffres sont éloquents : en 2024, moins de 10% des investissements mondiaux dans l'IA ont été dirigés vers des entreprises européennes, malgré l'excellence de notre recherche fondamentale et le talent de nos ingénieurs. La fragmentation reste notre principal handicap : un entrepreneur européen doit composer avec 27 contextes réglementaires différents, des cultures d'affaires divergentes et des marchés compartimentés.
L'AI Act européen représente une avancée significative, mais elle risque de rester lettre morte sans un écosystème économique puissant pour la mettre en œuvre. Comme l'a fait remarquer l'un de nos intervenants, "créer des règles sans créer de champions capables de les appliquer, c'est comme construire un stade sans former d'équipe pour y jouer".
Pour remédier à cette situation, plusieurs propositions ont émergé lors de notre table ronde :
  • Créer un fonds souverain européen spécifiquement dédié à l'IA, avec des tickets d'investissement compétitifs face aux venture capitalists américains
  • Favoriser les consortiums européens réunissant startups, grandes entreprises et centres de recherche
  • Mettre en place un "European AI Cloud" mutualisé, permettant l'accès à des ressources de calcul importantes à moindre coût
  • Développer des programmes de commande publique privilégiant les solutions européennes d'IA
Le troisième sujet, c'est l'éducation : comment préserver nos compétences fondamentales ?
Comment former les générations futures à savoir faire sans IA, pour ensuite pouvoir l'utiliser au mieux ? C'est peut-être le défi le plus subtil qui nous attend.
L'exemple du développeur junior qui ne sait pas repérer quand l'IA fait une erreur est particulièrement parlant. Si nous déléguons trop rapidement nos compétences techniques aux intelligences artificielles, nous risquons de créer une dépendance dangereuse et de perdre notre capacité à innover véritablement.
Lors de notre table ronde, plusieurs pistes de réflexion ont été abordées :
  1. Repenser l'éducation : les cursus universitaires et professionnels doivent intégrer l'IA comme outil, mais continuer à exiger la maîtrise des fondamentaux. L'apprentissage "à l'ancienne" reste essentiel avant de pouvoir utiliser l'IA de manière critique.
  1. Encourager la recherche fondamentale : l'Europe doit maintenir son excellence en mathématiques, en informatique théorique et en sciences cognitives. C'est en comprenant profondément les mécanismes sous-jacents que nous pourrons rester maîtres de ces technologies.
  1. Développer une culture de l'évaluation critique : former les utilisateurs à reconnaître les limites et les biais de l'IA. Les "hallucinations" des modèles de langage ne seront détectables que par des humains bien formés.
  1. Préserver des espaces "sans IA" : certains domaines d'apprentissage et de création pourraient bénéficier d'être temporairement préservés de l'automatisation, pour permettre le développement de compétences humaines authentiques.
Vers une souveraineté européenne réaliste
Ces discussions ont renforcé une de mes convictions profondes : l'Europe ne pourra pas rivaliser frontalement avec les géants américains et chinois sur tous les terrains de l'IA, et au final c'est une bonne nouvelle. Notre force réside ailleurs : dans notre capacité à incarner une "troisième voie" alliant innovation technologique, responsabilité environnementale et préservation des libertés fondamentales. OVH est un exemple en la matière, comme nous l'a rappelé Blandine. En voulant faire frugal, ils sont aussi fait écologique, et connaissent leur chaîne de valeur de manière extrêmement précise, ce qui leur permet d'être efficaces sur toute la chaîne, et beaucoup plus résilients.
La souveraineté européenne en matière d'IA ne signifie pas nécessairement développer des alternatives à tous les outils américains, mais plutôt se concentrer sur la maîtrise de technologies critiques pour notre indépendance et à terme garantir la résilience de nos infrastructures numériques.
Le modèle que nous avons esquissé lors de cette soirée rejoint finalement la philosophie d'Inuk : faire local, faire frugal, faire efficace. Une IA européenne qui ne cherche pas à imiter servilement les géants américains, mais qui trace sa propre voie, intégrant by design l'impact environnemental.
Reste ensuite une question quasi-philosophique du monde dans lequel nous avons envie d'évoluer. Un peu à la manière du COVID qui a mis en lumière le caractère essentiel de certaines tâches, est-ce que ce n'est pas finalement l'humain qui fait une partie de la valeur de ce qu'on produit ? On pourrait se dire que la vraie souveraineté n'est pas de faire comme les autres en plus petit, mais de faire différemment en étant fidèle à nos valeurs. Passer plus de temps à se poser la question du monde dans lequel on a envie de vivre qu'à essayer d'être les plus gros me paraît être un bon début.
Je pense également qu'on a un match culturel à jouer. Beaucoup de tâches peuvent effectivement être faites par un IA, mais est-ce seulement souhaitable ?
Dans un monde où la course à la puissance brute semble être la norme, l'Europe a peut-être un coup d'avance en se concentrant sur l'efficience, la sobriété et l'impact concret. Reste à transformer cette vision en réalité économique et industrielle - le véritable défi des années à venir.
Merci à tous les participants et intervenants de cette soirée riche en échanges. Nous continuerons à explorer ces thématiques dans nos prochains événements. N'hésitez pas à nous contacter pour partager vos réflexions sur ces sujets cruciaux pour l'avenir de notre continent.